Chimère
Chimère
Mystérieuse chimère, on hésite sur sa douce prononciation. C'est bien naturel, rien ne sert de courir après une ombre. Pourtant quel plaisir de caresser les chimères, sait-on jamais, elles pourraient devenir vraies. Si vous recherchez une preuve des beautés de la langue française la voilà, prononcez le ch..., voyez comme nous sommes loin des accents de certains de nos voisins qui rajoutent un T, un K gutturaux, voire un F pour l'articuler, on ne sait pourquoi. On rapporte que chez les anciens Grecs il s'agissait d'un animal fabuleux, heureusement, on a eu le temps de transformer, de polir cette fantaisie, la chimère est devenue un rêve, sans doute le plus proche de nous, celui qu'on aime.
Hélas! On a beau caresser nos projets dans le bon sens du poil, la réussite est difficile. Le peuple français ressemble parfois à Perrette avec son pot au lait. Tous les cinq ans on l'appelle à désigner le prince qui le gouverne et dans le même temps, il semble que l'actualité, le présent, lui fasse oublier les leçons du passé. Chaque célébration est ainsi marquée par les chimères proférées par les semeurs d'illusions, conseillers à la cour : prospérité, rayonnement, unité, sont à l'ordre du jour et les crédules sont épatés. On a tant glosé sur la versatilité des peuples qu'il n'est pas utile d'y revenir, seulement pour rappeler de garder les pieds sur terre ou, comme Ulysse, s'attacher au mat du navire pour ne pas succomber au chant des sirènes politiques.
Heureusement il est des chimères séduisantes et utiles, celles qui animent nos nuits. Que serions nous sans rêves et sans désirs? Etre accompagné de la plus belle des personnes ou la plus agréable, vivre dans le confort, gagner trois sous de plus pour aider les pauvres, explorer l'univers, la mer dans ses grandes profondeurs, établir la justice et l'égalité. Toutes les envies que nous gardons au fond de nous, parfois dans le plus grand secret, fondent l'essence même de notre humanité. Je plains ceux qui n'ont plus de projets.
Parfois l'illusion devient le commencement de la réalité. Voyez comment les artistes saisissent le monde par un bout minuscule de la lorgnette et le transforment pour en faire une oeuvre achevée. De quatre bruits le musicien tire une symphonie, le sculpteur parvient à imprimer au coeur de la pierre un cri qui résonne dans l'âme du passant, en une seule séquence le danseur exprime tous les gestes de la vie, de l'éclosion jusqu'à la disparition. Ainsi cheminent les chimères, pour nous émouvoir.
Attention! Je mets en garde. Certaines illusions conduisent les peuples à l'abîme. Pensons à ceux qui, il y cent ans, prenaient le train en criant "à Berlin" et finirent par mourir à Verdun. A peu près à la même époque un auteur écrivait File la laine, le chanteur Jacques Douai lui prêta sa voix qui berça d'émotion toute une génération. "Ouvrir la page à l'éternel retour" me semble un choix plus heureux, à l'inverse de la haine l'amour se nourrit d'utopies abouties.
Le prix du renoncement au désir serait la sécheresse des coeurs, un chemin impossible. Suivons plutôt celui du poète, "Le bonheur est dans le pré, cours y vite, cours y vite... Le bonheur est dans le pré, cours y vite, il va filer," comme une chimère.