Sabayon
Sabayon
Les soldats de la campagne d'Italie furent bien inspirés de nous rapporter ce mot chatoyant, aussi doux à l'oreille qu'il est agréable au palais. Enfin il faut bien reconnaître que cette inspiration méditerranéenne vaut bien tous ces anglicismes qui pénètrent nos phrases sans prévenir, après à peine un court séjour dans les recoins du moindre message internautique. L'essayer c'est l'adopter, cette préparation culinaire simple à l'origine, à base de vin blanc et de jaune d'oeuf, fut aussitôt commune à tous les gâte-sauces de l'hexagone qui s'empressèrent de lui trouver tant d'emplois, tant de compositions, tant de présentations originales qu'elle envahit les menus de la plus célèbre des tables jusqu'au moindre mastroquet des banlieues ou le plus reculé des restaus jardins de nos provinces.
Et voilà deux cents ans que celà dure. Hélas! après deux siècles de discrétion le sabayon est partout dans la cuisine. Entrée, plat ou dessert, on vous vante à satiété de savants mélanges. On ne peut plus vous proposer le moindre morceau de viande, le plus nu des filets de poisson, le plus modeste des desserts sans vous faire savoir qu'il est servi avec un sabayon : jus et moutarde réduits en sauce pour l'un, couché sur un mélange savant d'aromates pour l'autre, aimablement noyé dans un bain de sucs de framboises et groseilles pour le dernier. Je n'ai rien en général contre l'art culinaire et la joie des saveurs qu'il propose mais je me vois contraint de m'opposer à cet envahissement permanent dans les gazettes, écrites ou filmées, des auteurs de recettes qui, ignorants du mauvais goût et du ridicule, organisent maintes démonstrations et concours à base de discours amphigouriques et de tenues extravagantes, dans lesquelles les mélanges incongrus, nommés sabayons par abus, sont trop souvent de la partie.
Rappeler qu'à l'origine il s'agissait d'un simple appareil, une sorte de nudité culinaire destinée à vous requinquer le biffin qui en voyait de toutes les couleurs sous la houlette du premier consul dans les marches italiennes, ne servira de rien. L'exagération est passée dans les moeurs. On utilise le sabayon sans mesure sous prétexte d'abondance de nourritures et de biens terrestres sans penser un instant que cette provende pourrait bien disparaître en moins d'un an, sous le simple effet des caprices du climat qui s'échauffe ou des drames de la guerre qui se déchaînent aux portes de l'Europe après avoir chassé sur les routes des peuples entiers en diverses régions du monde.
Désarmés ou pour justifier leur incapacité à apaiser la planète la plupart des dirigeants des nations ont bigrement dépassé le stade du sabayon en assaisonnant leurs discours d'un salmigondis d'arguments dont la signification échappe au moindre bon sens avant de se retourner contre eux à l'épreuve des faits et sous les quolibets de leurs adversaires. Ils mélangent tout en pensant se sauver et ne font qu'aggraver leur discrédit. Avec une sorte de désespoir civique j'écoutais récemment, par un beau matin d'aôut qui aurait mérité un sort plus serein, un vaniteux expliquer doctement que les décisions contraires aux voeux des citoyens étaient sans doute le signe des qualités de l'homme d'état. Suivez mon regard, c'est sans doute à lui qu'il pensait et croyait, dur comme fer, que nul ne pouvait le contredire puisqu'il avait été élu plus de trois ans avant.
Il avait raison au moins sur ce point, en nos pays l'onction électorale semble sans retour pendant au mois cinq ans jusqu'à devenir parfois héréditaire. Je ne suis pas certain que la démocratie y trouve là son compte mais bah, tant que les citoyens n'ont pas les moyens de redire autrement. Méfions nous quand même des sabayons, selon les ingrédients qu'on y mélange ils peuvent être excellents ou avoir un goût détestable, celui de la trahison.