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23 août 2013

Moulin

                                                                                 Moulin

                       Le mien se cache à Cubières, en haut des gorges de l’Agly, à deux pas de Cucugnan dont Daudet fit le centre de la Provence et du monde sans y mettre jamais les pieds, peut être même sans savoir qu’une vallée trop loin, on était en terre catalane. Chacun de nous a son moulin, c’est bien normal, il y en a de tant de sortes. A vent ou à eau c’est la traction qui le désigne, à huile, poivre ou bien café c’est la matière qu’on pulvérise, mais toujours en nous, il y a ces chansons, ces histoires, retenues au fil des jours comme au gré du courant ou du vent, qui nous tournent dans la tête et  virent autour de l’axe de notre mémoire, une sorte de portrait intérieur, jamais dévoilé, de nos histoires.

             Voilà à quoi servent vraiment les moulins ! Certains les sautent, cul par dessus tête, d’autres y jettent leur gourme, les amoureux s’abritent sous leurs ailes alors que les désespérés s’y pendent. Comme, dit-on, on y entre comme on  veut, on en sort différent. Chargé de froment à la place du blé qu’on apportait, lesté des nouvelles échangées avec les autres visiteurs, enchanté des yeux brillants de la meunière ou des courbes charmantes de sa fille, hélas seulement le temps d’un retour aux réalités qui vous attendent au détour solitaire du chemin. A Cubières mon moulin est à eau, posé juste en amont des gorges, là ou le courant est suffisant pour le faire tourner, juste assez, point trop. Le bief prend plus haut, dans les derniers remous paresseux de la rivière, à la racine d’un pré qui se répand sur toute la largeur de la plaine. Plus bas, à hauteur du bâtiment, le meunier a laissé pousser des pommiers à cidre qui ombrent les murs et décorent l’entrée de sa ferme. On dirait que cet endroit existe exprès, par on ne sait quelle destinée, pour abriter un moulin et rien d’autre.

             Lorsque je l’ai connu ses meules de pierre, écrasaient les blés des environs depuis plus de quatre siècles. J’allais à la rencontre de mon lointain cousin Delbourg, meunier paysan d’une branche de famille oubliée du côté de ma grand-mère. Comme elle, il avait les yeux clairs tirant sur le gris, signe de reconnaissance qu’elle m’a légué, et portait encore la large ceinture de flanelle traditionnelle des laboureurs en ces terres isolées. Marcellin m’accueillit avec bienveillance et, une fois notre parenté reconnue, me proposa le logis pour quelques jours avec ma compagne. Son épouse accepta de nous nourrir contre une somme modeste. C’était l’été. Nous prenions nos repas ensemble sous les premiers pommiers, à deux pas des meules qui, tantôt tournaient en faisant vibrer les murs, tantôt se taisaient en nous berçant du bruissement de l’eau du canal qui cascadait doucement vers la rivière……A plus de cinquante Marcellin avait épousé Delphine, de vingt ans plus jeune. De leur union était né Gérard, ado de 12 ans tout étonné  de voir chez lui des gens des villes, que je regardais du haut de mes vingt ans et de l’assurance  inspirée par la présence de ma première amie de cœur véritable.

             Commencèrent alors quelques jours merveilleux comme je souhaite à chacun d’en connaître. L’endroit était sauvage. Des Pyrénées chaque jour venaient tournoyer les aigles. Sous leurs vol majestueux Marcellin m’expliquait que, les revenus du moulin ne suffisant pas, il avait vécu de braconnage et de piégeage de bêtes à fourrure jusqu’à une époque récente. Une sorte d’intimité s’installa vite entre nous faite d’instinct de rapine, de regards partagés, de goût pour les longues randonnées solitaires. Nous parcourûmes ensemble tous les sentiers de son territoire. Un soir, au crépuscule, nous descendîmes dans les premières launes des gorges poser des nasses. Il fallut les lever en pleine nuit pour éviter toute rencontre intempestive d’un ennemi des Raboliot. Le poisson récolté, une espèce de truite à barbillon unique en cette région, régala le lendemain les clients d’un restaurateur voisin choisi.

             De mai à septembre, après le déjeuner, Marcellin fatigué tirait sa révérence. Quand le temps s’y prêtait, Il avait coutume de s’installer pour un somme à l’ombre du plus beau des pommiers de son pré. Il étalait un sac de toile sur l’herbe et se servait d’un second comme couverture, faisant ainsi, concurrence païenne de l’Angélus, le plus beau des tableaux champêtres avec sa ceinture de flanelle. Je profitais de sa sieste pour rejoindre Marie Louise dans notre chambre ou nous faisions tout sauf l’angélus, justement. Marie Louise était artiste plasticienne, femme de  tête et de décision, plus libre de son corps que l’innocent maladroit que j’étais. Des cheveux aussi blonds que les blés de Delbourg coulaient sur ses épaules minces, cernaient un visage qu’on aurait cru sorti d’une image de Vénus de la Renaissance ou d’une icône byzantine. Dans les chemins ou sur notre couche, Marie Louise me montra son corps et les plaisirs qu’il pouvait recevoir, elle m’obligea à faire vibrer le mien autrement qu’à la manière d’une brute imbécile. Entre deux sorties de braconniers, nous partions seuls sur le sentier qui filait droit dans la montagne au dessus du moulin. Nous nous serrions et bavardions en marchant sous les branchages, j’apprenais la vie. Nous fûmes heureux.                                  

            Le temps de la jeunesse est cruel. Il exige de se quitter pour de pressants projets. Je devais travailler le reste de l’été, Marie Louise rejoindre une parenthèse familiale, contrepartie de ses quelques jours de liberté. Nous filâmes bientôt vers la plaine pour reprendre des affaires laissées en ville à la garde d’un groupe d’amis. Je l’attendais avec eux à une terrasse de café quand elle partit prendre le car. Elle se pencha, douce surprise, au dessus de moi et ses cheveux roulèrent autour de ma tête comme une ombrelle tandis que je recevais à leur abri, le plus suave des baisers d’adieu qui m’ait jamais été accordé. Je compris, un peu tard, que j’aimais Marie Louise. Je ne l’ai jamais revue mais le ciel de Cubières, tout entier dans ce baiser, chante encore « tous les moulins de mon cœur ».

             Longtemps, très longtemps après, j’ai parcouru les Corbières où la moindre parcelle autrefois de maquis est maintenant  occupée par des vignes irriguées par des achats chinois, avant de monter jusqu’à Cubières. J’ai appris la rupture du système de chevilles et de poulies qui actionnait les roues peu après mon premier séjour. Marcellin mourut sans jamais parvenir à trouver les pièces, sans doute ne le voulait-il pas vraiment. Gérard ne travailla jamais au moulin. Delphine vécut sur place avec lui plusieurs années jusqu’à un départ pour la ville. Ils disparurent bien plus tard après avoir vendu les terres et le bâtiment transformé en restaurant. Les meules usées tournent aujourd’hui, sans véritable fin, au grand plaisir des visiteurs et du nouveau propriétaire qui vient de les réparer. Les lieux sont préservés et les voitures se garent sagement à l’écart du bâtiment. La fille du patron, une brune souriante qui les a fréquentés pendant sa jeunesse, m’a raconté la fin de l’histoire.  Au beau milieu du pré j’ai enfin reconnu le pommier sous lequel, l’été, avait coutume de dormir mon cousin braconnier, le dernier des Delbourg qui fut meunier.

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