Lucie
Lucie
A Sèvres où je l’ai connue elle se revendiquait cévenole. De ses origines elle avait conservé quelques fières qualités qui rayonnaient parmi nous et quelques stigmates fréquents chez les descendants des marges de la Provence. A l’égal de sa chevelure, un fin duvet sombre ourlait sa lèvre et j’imagine que sa petite taille de fille de paysan des collines d’Anduze avait du contribuer à la ranger dans la catégorie des célibataires endurcies. En revanche, et quelle revanche, elle affichait, d’un œil noir et vif, connaissance des arts et amour immodéré des auteurs français, dont elle enseignait les écrits sans la moindre concession à la médiocrité.
Lucie sortait de son lycée pour diffuser la culture aux enfants d’ouvriers de la cité dortoir annexe de Boulogne Billancourt qui constituait le centre de Sèvres à ce moment. Elle se fit donc adopter par un foyer laïque dont elle devint la principale animatrice et bientôt responsable du ciné club, régisseur du groupe de théâtre et personnage de référence pour la conduite du groupe d’ados qu’elle encadrait. A l’époque où Jean Vilar défrichait les banlieues et balbutiait avec Gérard Philippe en Avignon, Lucie emmenait ses ados camper sur l’île de la Barthelasse ou arpenter les Alyscamps et leur ambiance d’outre monde. J’ai découvert là, je le confie, le sentiment toujours présent qu’on peut périr tranquille après avoir partagé la beauté ancestrale des choses.
Je n’ose imaginer ce que fut la vie sexuelle de Lucie ni même si elle en avait une tant elle ignorait ou faisait mine de ne pas voir nos attirances ou nos dépits. Le seul amour que je lui ai connu est celui d’un gros matou assez hideux qui trépignait de rage derrière sa porte-fenêtre lors qu’elle la franchissait plus tard qu’à l’accoutumée. Je me souviens bien en tout cas que son tempérament coléreux s’opposait au mien et que je prenais un malsain plaisir à défier sa morale agnostique comme toutes sortes de ses valeurs et autorité. Malgré, ou peut être à cause de notre exaspération réciproque, j’appris à lire et réciter Rimbaud ou Villon, à aimer le Narcisse Noir, et à conduire ma vie parmi les exigences, en sachant reconnaître la qualité des choses et la valeur des gens.
En quelques mois, peu d’années à peine, cette femme que je connaissais peu et que j’appréciais en pointillé accomplit la prouesse de me faire comprendre que je pouvais aimer d’autres choses et gens que moi-même, ou mon plaisir. Je n’ai depuis cessé de mettre cette règle en pratique lorsque j’en ai le loisir ou le courage. J’y inclus la politique pour laquelle elle affichait sa filiation et connivence avec Jaurès, une sorte de voisin de palier de ses idées comme de sa région. Elle s’opposa en particulier publiquement à l’accession autoritaire de De Gaulle à la tête d’une République qu’il réprouvait lui même. Longtemps après, les dérives personnelles répétées des institutions bonapartistes ont cent fois donné raison à une virulence qui m’a époustouflé à l' origine car j’en découvrais les causes.
Aujourd’hui, les journalistes courent après les formateurs d’opinion, célèbres ou non, pour recueillir leurs avis. C’était autrement et nul n’a jamais consulté Lucie. Pourtant cette femme qui ne m’a rien enseigné directement m’a transmis une idée de prix : l’exigence. J’ai depuis tant récité de vers, tant lu de livres, tant joué de rôles bons et mauvais, tant chanté la musique sacrée hors des églises ou la musique profane dans les églises, tant aimé, que je lui attribue un fil directeur dans ma vie. De quoi l’inscrire dans le grand registre des passeurs d’idées.
Lucie, l’hiver, avait une passion pour la montagne du Queyras dont elle nous faisait des descriptions fabuleuses. Longtemps après l’avoir perdue de vue, j’ai visité cette région et l’habitat traditionnel de ses habitants m’a frappé. Tout, de la râpe à pain jusqu’à la couche commune, était rabougri dans les maisons étroites où l’on se baissait pour entrer. C’est que les habitants du Queyras vivaient retranchés dans leurs vallées et leur nourriture était si maigre qu’ils restaient petits. Ces caractères leur permirent de survivre des siècles à l’écart des passages incessants des armées qui franchissaient les Alpes vers l’Italie. J’ai alors pensé à Lucie : sa petite taille et son esprit acéré ressemblaient au Queyras. A l’écart des contingences, sous le mont Viso qui boucle la allée,elle trouvait sa place à jamais, ses Champs Elyséens, ses Alyscamps perso en quelque sorte.